Le Mutt à Vince

Pendant l'hiver de 2023, moi et Jean-Daniel sommes allés à Tucson, Arizona pour le cours de montage de cadre offert par le cadreur Dave Bohm, de Bohemian Cycles. Ce cadre est celui que j'ai réalisé pendant le cours. C'est essentiellement un Hog's Back ajusté. À l'époque je n'avais pas de besoin urgent de cadre qui n'était pas comblé par les vélos que j'avais déjà (ignorons pour l'instant la règle N+1), alors ça semblait un bon exercise de prendre un design que je connaissais déjà de fond en comble et faire de changements subtils pour ressentir la différence. Je crois que j'ai une tendance empiriste — malgré avoir tout lu sur la fabrication de cadres, je dois le tester pour bien le comprendre et vraiment y croire. Depuis avoir bâti le cadre, je n'avais pas eu beaucoup de chances de l'essayer dans son environnement idéal hormis quelques sorties de fin de semaine, mais cet hiver j'ai pu vraiment le faire travailler sur 800km de trocha (le mot Colombien pour leurs chemins de terre). Après deux ans donc, je suis fier de pouvoir offrir une honnête critique et déterminer comment ce Mutt ("cabot" en anglais) est différent d'un Hog's Back.

D'abord, il y avait très peu que je voulais modifier de mon bien-aimé Hog's Back. Quelques millimètres ici et là pour mieux faire à mon corps, et des pattes à entraxes, étaient pas mal tout. Je voulais également tester un aspect du design de cadre qui me semblait encore un peu ésotérique, la géométrie de l'avant du cadre. Le Hog's Back, avec sa chasse un peu basse (63mm environs?) était toujours un brin nerveux sans bagages, mais très stable avec même un peu de poids sur la roue avant. Par contre, les vélos de bikepacking moyens ont aujourd'hui une chasse plus grande, plus comme un VTT. J'étais curieux de voir ce que ça donnait, alors pour le Mutt j'ai choisi un angle plus relax de 70deg pour le tube de direction, ce qui met la chasse dans les 80mm avec le même déport de fourche que le Hog's Back. Ce tube plus relax, avec un tube de selle plus à pic, m'ont permis de rallonger la portée du vélo pour mes longs bras. Ça a aussi donné un triangle bien large, pour un bon gros sac de cadre, malgré le tube supérieur un peu plus bas. L'arrière a aussi rallongé, principalement en lien avec le choix de bases disponibles, passant de 445mm à 460mm. Ces changements ont fait un vélo plutôt long, avec une base de roues de 1128mm quand les pattes sont complètement en arrière.

En pratique, quel est le résultat de tous ces nombres quand on est sur le vélo? Disons que certains de mes choix sont clairement excellents, tandis que d'autres pas trop. Premièrement, je pense que je ne préfère pas une longue chasse. Même si le vélo semble plus stable, il est aussi plus lent à virer, et la roue avant tourne trop quand on grimpe. Est-ce dramatique? Pas vraiment, et je m'y suis habitué, mais c'est une différence assez présente pour confirmer que je préfére une chasse moyenne-basse. Cela dit, le vélo était aussi très stable en grosse descente, sûrement grâce à la grande chasse et la longue base de roues, mais c'était quand même agile au besoin. L'arrière très long ne m'a jamais dérangé. La roue arrière a glissé quelques fois, mais ça a plutôt rapport avec les côtes trop à pic qu'avec le manque de poids sur la roue. D'ailleurs je ne sais pas comment vous faites, mais moi je préfère rester assis quand je grimpe pendant deux ou trois heures. Je dirais que ces petits tests ont bien conclu, c'est-à-dire que je sais mieux ce que j'aime et pas. À refaire ce cadre, je garderais la longueur totale mais avec une chasse plus basse, probablement en augmentant le déport de la fourche.

Côté détails, j'ai déjà dit que j'ai choisi des entraxes ("thru-axles") et j'en suis satisfait. Je ne considère pas vraiment ça si important, mais des freins à disque avec QR c'est un peu chiant, et j'ai remarqué que j'entends moins frotter les rotors quand je pédale en danseuse. J'ai pris les pattes arrières ajustables de Paragon Machine Works, j'aime bien avoir le choix de monter un vélo en monovitesse. J'ai inclus tous les œillets qu'on s'attend à trouver sur un cadre de bikepacking, et j'ai même essayé de mettre des œillets pour cages cargo sur les haubans, mais c'est pas convaincant. Il n'y a pas tout à fait assez de place pour les talons avec autre chose qu'un petit bidon d'eau, alors je m'en sers rarement.

Passons au choix d'acier. La contrainte était ce qu'avait sur place Dave ou ce qui pouvait être commandé à la dernière minute. Les tubes du cadre ont fini par être un mélange de Dedacciai et Velospec, rien d'incroyable, avec des profils de tubes plus ou moins identiques au Cromor du Hog's Back. MAIS! J'ai pu avoir du légendaire Reynolds 853 au traitement thermique pour la fourche, avec une couronne Pacenti. Le traitement thermique a un effet important, qui rend les fourreaux de fourche plus rigides pour leur poids plume. Le cadre entier a fini par être plus léger qu'un Hog's Back malgré qu'il soit un peu plus grand et aie un peu plus d'acier, dû principalement à la fourche. Quand je roule avec des bagages, le cadre est confortable mais flexible, sans pour autant être mou. C'est pas mal l'entre-deux qu'on veut.

Finalement le cadre a abouti comme je m'attendais. L'exercise de design et de construction m'a donné une meilleure idée de comment les paramètres s'affectent les uns les autres, quels problèmes on peut rencontrer, et comment les surmonter.

Dave Bohm offre des cours pour les trois méthodes utilisées pour lier des tubes en acier: la soudure au TIG, le brasage d'angle au bronze, et le brasage à manchons. Comme j'avais appris la soudure TIG au collège technique, j'ai décidé de faire le cours de brasage d'angle. La majorité des soudures sont des congés de bronze, mais le raccord de tube de selle et la couronne m'ont permis de pratiquer le travail sur les manchons et le brasage d'argent. Les pattes arrière exigeaient même de un alliage nickel-argent! Je voulais laisser les congés bruts, c'étant un look que j'aime beaucoup, mais pour que Dave permette à un élève d'éviter de les limer, ils doivent être parfaits, et il a quand même pas tort. Ça prend du temps pour perfectionner de beaux congés bruts, et limer est une technique aussi importante à apprendre que la soudure elle-même.

Le brasage me plaît beaucoup. Pour moi, c'est moins stressant et ça pardonne plus que la soudure électrique. C'est aussi plus romantique, vieux-genre et artisanal. On travaille avec une flamme ouverte, et le look d'un congé, brut ou bien limé et travaillé, m'enchante. Je crois que les deux méthodes de connexion ont leurs avantages, et je suis heureux d'avoir pu toucher aux deux.

Ça m'a pris longtemps mais j'ai enfin peint le cadre au printemps dernier, avec du Spray.Bike. C'est pas sorti exactement comme j'avais rêvé, mais je me suis inspiré pour les couleurs de la couverture de l'album /i/Feeding the Abscess/i/ de Martyr, un de mes albums préférés de Death Metal. C'est mon amie Kellyann qui m'a généreusement fait l'incroyable logo "Mutt" pour le tube inférieur. Tout ça va très bien avec le sac sur mesure couleur olive par Gurp, que j'adore. J'ai rencontré quelqu'un lors d'une sortie en groupe qui m'a dit que le vélo faisait "Mad Max", ce qui me plaît vraiment, c'est l'esthétique que je visais. Je tends à voir les vélos comme machines archi-pratiques qui peuvent survivre une apocalypse.

Passons au montage, puisqu'il les pièces ont changé ou se sont usées depuis que j'ai présenté mon Hog's Back la première fois. Avec des adaptateurs d'axe, j'ai pu directement tout transférer au Mutt. Mon HB avait un guidon droit mais j'ai fini par me rendre compte qu'en cyclotourisme, je suis un gars à guidon cintré. J'étais curieux d'essayer le fameux Crust Towel Rack, et je peux dire que leur réputation est méritée! C'est vraiment un guidon confortable, avec plein de positions possibles, parfait pour rouler toute la journée.

Puisque je suis difficile sur la position de mon guidon, j'ai fait faire une potence sur mesure par WZRD au BC, pour mettre le guidon exactement où il me le fallait. Bien qu'il y eut des moments en Colombie où j'aurais pu vouloir un guidon de VTT, le super large cintre "dirt-drop" ne m'a jamais ralenti, et je l'ai apprécié quand il y avait des sections pavées où on veut se pencher.

Sinon, j'ai changé quelques affaires à l'étrange transmission que j'avais. J'ai trouvé ce cool dérailleur Sunrace, le plus cheap des dérailleurs large-gamme (pour pignon max. de 51 dents!) et il a un tirage normal 9-vitesses Shimano. Ce sont des superbes avantages, mais mon voyage m'a montré ses points faibles. Il avait besoin d'ajustement presque tous les jours pour se rendre sur le pignon le plus facile, les pivots devenant rêches et exigeant de la lubrification tout le temps. Ça n'a pas aidé que le levier de vitesses Rivendell devenait aussi rêche! Je présume que les changements dramatiques entre conditions sèches et très humides n'étaient pas bons pour le cliquet, et que tout le lubrifiant se faisait délaver. Un remontage et ajustement en profondeur améliorerait sûrement la situation! J'ai toujours le même ratio, avec un plateau de 36-dents et une cassette 10-vit 11-46, en masse pour moi, même en Colombie avec 1500-2000m de grimpe par jour. Un petit plateau de 32-dents n'aurait pas fait de mal, mais j'ai apprécié une plus haute vitesse pour les sections en faux-plat ou les descentes pavées.

Le reste du montage est pareil. Mes Klamper vont encore très bien, sauf qu'avant le voyage j'ai eu un petit hic et j'ai complètement strippé l'ajusteur, alors pour la Colombie j'ai installé un BB7 en attendant que Paul Comp m'envoie la pièce de remplacement. "Pour vrai, tu ressens une différence?" Eh, un peu. Mon expérience des BB7 est qu'ils ont peu de modulation, alors t'as pas beaucoup de jeu avant de barrer la roue, ce qui peut être bien des fois mais moi j'adore pas. Les Klamper sont mieux modulés, avec peut-être moins de force immédiate. Enfin, c'est des freins. Ils freinent.

Les roues, elles, ont… heu… survécu. J'ai atteint la limite des "Légères" Blunt SS de Velocity (note de la rédac: c'est une jante de course, pas de tourisme, bien démontré par Vince avec une autre de ses fameuses catastrophes mécaniques) pendant le voyage, quand j'ai crissé une poque dans la jante si fort qu'elle a craqué. Je sais pas trop comment mais elle tient encore le pneu, l'air et du scellant, et elle a complété le voyage avec moi (mais j'ai gonflé les pneus un peu plus dur et j'ai fait plus attention en descente après ça…). Ah, et j'ai remplacé mes pneus avant d'aller en Colombie, je voulais essayer le combo Vittoria Barzo et Mezcal, en 2,3po. Ils étaient parfaits pour les chemins là-bas, très grippants sans être de trop pour les surfaces plus molles.

Un autre problème mécanique est survenu dans mon jeu de pédalier pendant le voyage, quand quelques billes ont été écrasées. Je m'attendais à ce que le IRD Tenacity soit plus robuste, mais comme l'ont dit quelques personnes les roulements en cage sont moins forts que les roulements libres, puisqu'il y a moins de support. Mais la beauté des roulements ouverts est que j'ai pu faire du pouce quelques villages plus loin, et un peu de graisse et quelques billes plus tard je pouvais reprendre la route. Je vais garder le jeu de pédalier comme ça histoire de voir comment va la théorie des billes libres, sinon j'installerai peut-être un bon roulement scellé.

Enfin, mon système de lumières dynamo n'est pas satisfaisant, mais c'est un peu ma faute. J'ai déjà eu à remplacer la bobine électrique du moyeu dynamo Kasai FS après pas tant d'années, mais en cherchant la pièce j'ai enfin lu le manuel, qui dit clairement de le pas submerger le moyeu, ce que j'ai fait maintes fois quand j'habitais dans les Maritimes. Oups!! Le feu avant Kasai Trailbeam n'est pas super non plus, avec un faisceau faible et une sortie de courant micro-USB qui retient mal le câble. La lumière a fini par complètement arrêter de fonctionner pendant le voyage, et j'ai ouï dire par d'autres que ça arrive parfois avec encore moins de kilomètres.

Pour tout conclure ça, le Mutt était vraiment génial à rouler en voyage. Entre les gros rochers plats style VTT et les routes asphaltées, le vélo était capable d'affronter tous les terrains. Il était non seulement stable et habile, mais aussi confortable. Je crois qu'il y a pas mal de facteurs qui influencent ça: la géométrie et l'acier du cadre, les pneus larges à basse pression sans-chambre, le grand guidon flexible, le tout restant bien confo même pendant les descentes rocailleuses d'une heure. Les petits accidents ont aussi confirmé mon choix de pièces, puisqu'au moins tout était réparable ou endurable.

J'ai déjà la tête pleine d'idées pour une prochaine version de ce cadre. C'est une de mes choses préférées de la fabrication et du design de cadres: apprendre, se débrouiller et améliorer les choses. J'espère pouvoir m'embarquer là-dedans bientôt, même si j'ai quelques autres projets de cadres qui passeront peut-être avant. Les vélos c'est cool, et les bâtir c'est encore mieux!

Photos par Troy

Vince
Écrivez le premier commentaire...
Laisser un commentaire